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Publié le Jeudi 12 Décembre 2013

Les élites ont-elles trahi le peuple ?


Mots-clés : europe, mondialisation, état

Débat entre Marie-Françoise Bechtel, Vice-présidente du MRC et députée de l'Aisne, et l'essayiste Nicolas Baverez, paru dans l'Expansion (numéro de décembre 2013 - janvier 2014).


Les élites ont-elles trahi le peuple ?
L’Expansion : Selon vous, toutes les élites se ressemblent-elles, forment-elles un tout uniforme, monolithique?
Marie-Françoise Bechtel. Certes, les élites comprennent plusieurs cercles : les politiques, les intellectuels, les dirigeants économiques. Mais tout ce petit monde converge vers une idée qui peut s’énoncer ainsi : il n’y a de moderne que la fuite en avant libérale et promondialisation. « La révolution conservatrice », selon l’expression de Pierre Bourdieu, a gagné tous les esprits. Cette convergence est d’autant plus forte que l’élite actuelle n’hérite pas, comme sous l’Ancien Régime, d’un privilège de naissance, ni même d’un rang social, mais d’un modèle culturel unique, qui forme un monolithe idéologique très puissant.

Nicolas Baverez. Toutes les démocraties sont aussi des oligarchies ; elles ne peuvent fonctionner qu’avec des élites, mais celles-ci doivent être plurielles, ouvertes, contestées. Or la France fait exception. La création de la Ve République a entraîné la disparition des notables et fait émerger une nouvelle élite de technocrates, qui a fusionné avec la classe politique et avec le monde de l’entreprise. Cette noblesse d’Etat a été efficace durant les Trente Glorieuses. Elle s’est révélée incapable de moderniser le pays dans l’après-guerre froide et la mondialisation. Elle est responsable de l’extinction de la croissance, du chômage de masse, de l’explosion de la dépense et de la dette publiques. Plus elle bloque l’économie et la société, plus elle revendique le monopole de la direction du pays. Les autres démocraties connaissent aussi une crise de leadership politique. Mais les élites sont diverses et soumises à la concurrence. La mondialisation ne produit donc pas de convergence des élites.

Marie-Françoise Bechtel. La spécificité française tient surtout à la détestation des élites envers la nation. C’est un trait fédérateur très troublant alors que, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, la crème du pays a le patriotisme chevillé au corps. Il faut se rappeler la tirade de Jean-Marie Messier, au début des années 2000, quand il qualifie les Etats-Unis de « vraie patrie des hommes d’affaires » avant de s’y installer. Il reconnaissait une autre nation que la sienne pour en faire un modèle universel. Toutes les élites ne l’expriment pas ainsi, mais beaucoup n’en pensent pas moins. Dans les années 90, elles se sont coulées dans le modèle anglo-saxon dominant, certaines de pouvoir tirer leur épingle du jeu de la mondialisation. Elles ne croient pas en la France. Des politiques comme Jean-Pierre Chevènement ou Arnaud Montebourg s’emploient à leur montrer le chemin inverse, mais c’est très difficile.

Vous ne parlez pas de la formation des élites qui, en France plus qu’ailleurs, constitue un moule dans lequel les bons élèves se glissent et répètent les leçons de leur maître…
M.-F.B. En tant qu’ancienne directrice de l’ENA, je dois dire que la doxa s’intègre, s’ingurgite en amont, c’est-à-dire à Sciences Po-Paris et dans les écoles de commerce. L’ENA n’est qu’une école d’application. Le modèle Sciences Po est extrêmement formaté et Richard Descoings, l’ancien directeur, a amplifié ce travers. Il a voulu faire de Sciences Po « l’école du marché », avec un projet d’endoctrinement.

N.B. Le problème dépasse l’ENA ou les grandes écoles. Il est double. D’un côté, l’élite politico-administrative vit dans la nostalgie de l’économie administrée et de la société fermée; elle ne comprend ni l’économie ni le monde modernes. De l’autre, une nouvelle élite pointe, mais n’a pas accès au pouvoir, et fait le choix de l’exil. Quatre cinquièmes des diplômés des grandes écoles souhaitent construire leur carrière et leur vie à l’étranger. Ils estiment, à juste titre, que la France est en déclin et qu’elle est hostile à la jeunesse et aux talents. Ils ne trahissent pas la nation, c’est plutôt la nation qui les trahit. Le problème n’est pas que les élites manquent de patriotisme, mais plutôt que la France décroche et que les élites étatiques sont enfermées dans le déni.

M.-F.B. Je ne confonds pas l’élite avec les étudiants qui vont étudier ou travailler à l’étranger : c’est bien naturel, et cela s’est toujours fait. Ce que je dis, c’est que les politiques et la haute fonction publique passent leur temps à vouloir s’adapter à la mondialisation avec, en guise d’étendard, le marché ou l’Europe – qui d’ailleurs se confondent.

N.B. La France n’est certainement pas le chantre de la mondialisation libérale. C’est le pays le plus étatisé, avec des recettes et des dépenses publiques qui atteignent 53 et 57 % du PIB. Plus du quart de la population active travaille dans le secteur public. La France souffre plutôt de son « illibéralisme ». Du détournement de la devise de la République qui, de « Liberté, égalité fraternité », a été transformée en « Etatisme, égalitarisme, communautarisme ».

M.-F.B. Encore ce dénigrement de la France ! Nos élites jouent à se faire peur. Citigroup vient de classer la France parmi les pays à plus fort potentiel de croissance alors que toute l’Europe souffre de la récession…

Les élites abusent-elles de cette accusation de « populisme » à l’égard de ceux qui les dénoncent?
N.B. La critique des élites ne doit pas être confondue avec le populisme. Dans une démocratie, il est légitime de contester les élites et les dirigeants. Et, à l’inverse, il est malsain d’ériger en tabous des questions clés pour la vie des citoyens, qu’il s’agisse d’immigration ou de l’hypothèse d’une sortie de l’euro. Le populisme ne se réduit pas à l’appel au peuple contre les élites, il comporte aussi le culte du leader, la critique radicale de la démocratie représentative, le nationalisme et la xénophobie, l’anticapitalisme, la fascination pour la violence. La configuration historique est très favorable au populisme, avec la perte du contrôle du monde par l’Occident, une crise du capitalisme, un choc déflationniste qui déstabilise les classes moyennes. Du coup, la révolution bascule à droite. C’était déjà la situation des années 30.

M.-F.B. L’opposition du populisme et de l’élitisme tient plutôt du langage codé. En France, on utilise surtout le mot « populisme » pour parler de l’extrême droite. Mais il y a des contestations populistes assez saines, comme celles qui ont fait élire une série de dirigeants en Amérique du Sud. En Europe, le populisme verse à la droite extrême. Pourquoi? Les peuples ont le sentiment d’avoir été dépossédés de leur souveraineté avec la complicité des élites, qui leur ont vendu Bruxelles comme une garantie de prospérité. Cette promesse non tenue se voit et crie sa vérité. Déjà, en 2005, les Pays-Bas et la France ont lancé un avertissement par voie référendaire en rejetant le projet constitutionnel européen, sans être entendus. Pour faire reculer l’extrême droite, et donc le populisme, les électeurs doivent se sentir maîtres de leur destin. Et, de ce point de vue, l’Europe a échoué, tout occupée qu’elle est à dépasser l’Etat nation.

N.B. L’Europe est un bouc émissaire idéal pour fédérer les populistes. Aux prochaines européennes, ils pourraient compter 40 % des députés. La faiblesse de l’Union européenne et la crise de l’euro y contribuent naturellement. Là encore, il faut critiquer l’Europe pour ces erreurs. Mais il faut aussi tracer des lignes de sortie de crise, montrer son utilité, donner de l’espoir. L’Europe sert trop souvent d’excuse à la médiocrité et à l’impopularité des dirigeants nationaux.

Si le populisme a en Europe basculé à droite, est-ce que l’élitisme n’a pas basculé à gauche?
M.-F.B. Bien sûr, la gauche au pouvoir a basculé dans le libéralisme par le truchement de l’idée européenne. Une partie de l’élite, celle des lobbys, a fait l’Europe dans le silence. Et là, il faut adresser une mention spéciale aux financiers qui ont fait plier le pouvoir socialiste sur la loi de séparation bancaire. Une autre partie de l’élite – plutôt à gauche – a fait l’Europe dans le bruit des promesses de prospérité et de paix entre les peuples. Or, aujourd’hui, la concurrence fiscale et salariale en Europe apporte tout le contraire : la rivalité entre salariés et l’austérité budgétaire. Sans parler de la destruction de l’appareil productif. Ce sont les élites libérales du côté droit et « internationalistes » du côté gauche qui, aveuglées par les mirages de la mondialisation, découpaient, à la fin des années 90, le monde en deux : les industries dans les pays émergents et la production à haute valeur ajoutée au nord. Ce Yalta n’a pas fonctionné. Elles ont égaré le pays. Et les peuples ne le leur pardonnent pas. Ils disent leur rancoeur avec leur fond culturel propre. Les Français, plutôt cartésiens, appellent un chat un chat.

N.B. La question n’est pas de savoir si l’élitisme est de droite ou de gauche. Nous sommes confrontés à une grande transformation historique, qui nous impose de réinventer le modèle français et la construction européenne. Le problème n’est pas le parti, mais plutôt l’Etat, qui était le vecteur de la modernisation et qui en est devenu le principal obstacle.

C’est la « trahison des clercs » décrite par Julien Benda au seuil des années 30. Le discrédit des élites d’aujourd’hui ressemble-t-il à celui de l’époque?
N.B. Attention aux anachronismes ! Contrairement aux années 30, les Etats, en 2008, ont enrayé la spirale de la déflation en sauvant les banques, en soutenant la demande, en évitant l’explosion du protectionnisme. La France n’a pas ajouté la déflation à la déflation, comme lors de la calamiteuse expérience du bloc-or. Elle n’est pas en situation de quasi-guerre civile. Elle n’est pas sous la menace de régimes totalitaires. La France est en proie à une profonde dépression et bascule dans la jacquerie, mais le degré de violence n’a heureusement rien à voir. Trois traits communs existent cependant avec les années 30: le blocage de la croissance et le malthusianisme ; le chômage et la paupérisation ; la peur du déclassement – des individus ou de la nation. S’il existe une « trahison des clercs », elle réside dans le déni de la gravité de la situation et dans le refus des réformes.

M.-F.B.
Les formes de contestation sont différentes. L’antiélitisme des années 30 s’alimentait pour partie dans l’antisémitisme. Aujourd’hui, Marine Le Pen s’emploie à rester dans le convenable, dans le conceptuel, mais de façon trop fruste pour attirer des membres de l’élite. Dans les années 30, l’extrême droite exerçait une attraction sur certains intellectuels. Mais la grande différence, c’est la perte de souveraineté du peuple. Le politique tenait alors les manettes du pouvoir, sans doute mal, mais elles répondaient à ses instructions. Plus aujourd’hui.

N.B. Sous les IIIe et Ive Républiques, le dysfonctionnement chronique du régime d’assemblée minait la souveraineté nationale. Le général de Gaulle, en 1958, y mit fin en restaurant la souveraineté de la nation par des réformes institutionnelles et économiques. « Les comptes en désordre sont la marque des nations qui s’abandonnent », rappelait à raison Pierre Mendès France. De Gaulle a remboursé en quatre ans la dette extérieure grâce à une politique de rigueur budgétaire. Et il a donné la priorité à l’investissement et aux exportations dans le cadre du Marché commun.

M.-F.B. Aujourd’hui, cet impératif de désendettement est imposé à marche forcée par la Commission européenne, et non par un choix politique souverain. Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) renforce la police budgétaire européenne sur les Etats. Il faut comprendre que c’est une chose insupportable pour un peuple qui a fait une révolution afin de décider de son impôt, et, plus généralement, de son sort par la voie de ses représentants. Il est fondé à accuser l’élite de cette entorse aux règles démocratiques.

Est-il encore possible de réconcilier le peuple et les élites?

N.B. L’Europe a bon dos. Elle sert de bouc émissaire aux renoncements français. La France est en train de basculer du déclin relatif – par rapport aux autres nations – au déclin absolu –, avec l’enfermement dans la croissance zéro. De Gaulle disait que « la France ne fait des réformes qu’à l’occasion des révolutions ». Les élites issues de l’Etat, par leur incapacité à réformer, poussent la France vers la révolution. Qui ne sera pas guidée par les valeurs de la République.

M.-F.B. Pour les réconcilier, il faut que les deux parties – élite et peuple – reprennent confiance en la France. Facile à dire, pas facile à faire. Il y a des pistes – par exemple, une réorientation de l’épargne des ménages au bénéfice du redressement productif du pays. La France se relève toujours lorsque ses élites – de tout bord – s’unissent, tendues vers l’intérêt national. Exactement comme lors du Conseil national de la Résistance (CNR), en 1945, où droite et gauche se sont entendues au nom de la République.

Propos recueillis par Franck Dedieu.


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