Vendredi 29 Mars 2013

Bouclier Anti-Missiles de l’OTAN : la France soumise




Au Sommet de l’OTAN ces 20 et 21 mai, F.Hollande a confirmé sa décision, non négociable, de retirer nos troupes d’Afghanistan d’ici fin 2012, respectant son engagement de la campagne présidentielle. Mais il a en outre entériné l’installation d’une Défense Anti-Missile de Territoire en Europe sous tutelle des Etats-Unis. Responsabilité beaucoup plus grave que la précédente, car elle engage à long terme pour la France une politique de défense dont les conséquences seront néfastes pour notre statut international, notre indépendance, et l’autonomie de l’Europe. Comment en est-on arrivés là ?

1 Un déni de démocratie Traumatisés par l’attaque du 11 septembre, les Etats-Unis dénoncent unilatéralement le Traité ABM de 1972 conclu avec l’URSS, qui interdisait les missiles anti-missiles et faisait reposer leur sécurité sur la seule dissuasion nucléaire, et lancent un programme de Défense Anti-Missiles destiné à protéger le territoire américain et l’Europe de la menace… iranienne ! Ils installent 2 sites de détection et d’intercepteurs en Alaska et en Californie, puis décident en 2007 de créer un 3e site en Europe : un radar en Tchéquie et des intercepteurs en Pologne, par des accords bilatéraux avec ces Etats sans aucune consultation des alliés. Face aux fortes réactions de la Russie qui s’oppose à l’installation de moyens de surveillance sophistiqués qui couvriraient son territoire, B.Obama, nouvel élu, renonce à ce projet en 2009 et le remplace par l’Europe Phased Adaptative Approach (EPAA), dispositif similaire mais mobile : navires équipés de radars spécifiques en Méditerranée, un radar de détection lointaine en Turquie, intercepteurs en Roumanie et en Pologne, système présenté comme « une protection de l’Europe», habile inflexion par rapport au projet précédent. Parallèlement, les Etats de l’OTAN avaient décidé en 2002 l’étude puis le lancement d’une Défense Anti-Missiles de Théâtre (ALTBMD), système à ne pas confondre avec la Défense Anti-Missiles de Territoire. La première se limite à protéger des sites géographiques restreints (centres de commandement, points sensibles, déploiement de troupes à l’extérieur) contre des missiles à courte portée (1000 km) endo-atmosphériques ; c’est une arme de niveau tactique, dont la France possède déjà les éléments. La seconde est de niveau stratégique, protège un ou plusieurs territoires nationaux conte les missiles de moyenne et surtout longue portée (plus de 5000 km) par des interceptions exo-atmosphériques dont la complexité est bien supérieure, et dont les implications géopolitiques sont considérables. Elle seule est en question dans la présente contribution. Les Etats européens de l’OTAN, qui n’avaient rien demandé, se sont empressés d’accepter la protection de l’EPAA, aussi leur projet de Défense de Théâtre fut-il intégré dans un unique système de Défense de Territoire incluant l’Europe et les Etats-Unis, l’Europe en étant l’élément avancé . La décision politique est prise au Sommet de l’OTAN à Lisbonne en 2010.

La volonté d’installer ce bouclier fut de bout en bout celle les Etats-Unis. « Non seulement la question n’a jamais été abordée dans les instances spécifiquement européennes, mais à l’OTAN un grand nombre d’Etats européens se comportent davantage en spectateurs d’un scénario écrit par d’autres qu’en acteurs de leur propre sécurité… Le débat sur la DAMBTerritoriale s’est engagé à l’OTAN sans que les européens ne soient véritablement mobilisés, individuellement ou collectivement, sur la définition de ce projet et décider de la forme de leur contribution.» En France, outre les brèves allusions de J.Chirac en 2006 à l’Ile Longue, de N.Sarkozy à Cherbourg en 2008, quelques lignes dans de Livret Blanc de 2008, seul un communiqué de presse du 15 octobre 2010 affirme « le soutien de principe de la France à la nouvelle approche de la Défense Anti-Missiles proposée par le Président des USA ». L’Assemblée nationale ne tint aucun débat sur la question. Après un rapport en 2010, un débat sans vote demandé par le PS eut lieu au Sénat en décembre 2010, suivi d’un nouveau rapport en juillet 2011, très documenté, auquel nous faisons référence. Ainsi la France est-elle engagée par défaut, à reculons, dans une stratégie majeure sans que ce choix politique ait été validé par une décision délibérée et explicite du Parlement.

2 L’erreur stratégique L’efficacité des armements est une combinaison d’épées et de boucliers, mais l’arrivée de l’arme atomique a changé la donne par la capacité gigantesque de destruction des missiles balistiques, devant laquelle aucune défense n’était capable, jusqu’à maintenant, d’apporter la moindre protection. Notre conception de la meilleure manière de préserver la paix, donc d’éviter la guerre, en fut bouleversée par la doctrine de la « destruction mutuelle assurée ». Revenons aux fondements de la dissuasion nucléaire. La paix résulte d’un état d’équilibre stable entre deux adversaires potentiels qui tous deux sont vulnérables à l’agression de l’autre, mais qui possèdent tous deux la capacité de riposter en infligeant à l’agresseur des destructions telles que, même si celles-ci n’étaient que partielles, les avantages attendus de son agression seraient disproportionnés par rapport à ses propres pertes. Ce calcul ne vaut que pour l’atteinte aux « intérêts vitaux », l’absence de leur définition renforçant l’importance du risque. Chacun accepte sa faiblesse mais a confiance en sa force ; chacun respecte la force de l’autre tout en connaissant ses faiblesses ; un double équilibre est ainsi assumé, dans la conscience de soi et dans la vision de l’autre, équilibre fondateur de relations sur une base égalitaire dans des contextes géopolitiques qui rejettent de plus en plus les hégémonies et requièrent au contraire le multilatéralisme.

Tout autre est la logique engagée par l’érection de barrières qui se veulent infranchissables, quand bien même elles ne le seraient pas. Se protéger derrière sa cuirasse et brandir le glaive suprême face à des Etats qui ne possèdent que des glaives encore bien courts est à l’évidence vouloir pérenniser une position de toute-puissance. La conjugaison de ces deux forces procure une puissance démesurée ; à l’abri d’une agression, l’Etat qui en dispose a les mains libres pour employer ses armes nucléaires ou conventionnelles sans craindre la riposte ; il est protégé contre la réponse à ses propres offensives ! Les Etats-Unis veulent à la fois l’inviolabilité de leur territoire et la capacité de frappe maximale illimitée. Aucune réciprocité n’est admise dans cette affirmation d’une position unilatérale qui suppose et promeut l’inégalité dans la possession de la puissance militaire. Or seule l’acceptation de la réciprocité des risques et la limitation consciente des capacités de destruction peuvent éviter d’entraîner la planète dans une spirale de violence. Au contraire, la recherche effrénée de la supériorité, du déséquilibre, des rapports asymétriques engendre un mouvement semblable de la part des Etats ou des coalitions qui refusent d’être maintenus dans une situation d’infériorité. L’équilibre des dissuasions est rompu, le champ de bataille va s’étendre à l’espace, dont la militarisation est en bonne voie avec les missiles destructeurs de satellites, en attendant une véritable arsenalisation par le positionnement d’armes spatiales. Le conflit hors territoire sera bientôt possible. La course aux armements a un bel avenir… Telle est la critique de fond. Pour les esprits soucieux de données techniques, les arguments sont connus : L’efficacité maximale d’un bouclier face à une salve de saturation est estimée à 70 %, et un seul coup au but produit l’impact psychologique recherché par l’agresseur. Des frappes majeures sont possibles sans recourir aux engins balistiques, le 11 septembre en est le modèle. Les missiles de croisière, naviguant à très faible altitude, et les missiles endo-atmosphériques à trajectoire tendue échappent à la DAMBT. Comment discriminer la tête offensive du nuage de leurres qui l’entoure ? Sur quels Etats tomberont les débris d’un missile intercepté ?

Le financement (1 md € pour la France dans la configuration actuelle, de 7,5 à 10 mds € sur 10 ans si l’on s’implique au maximum dans le dispositif, plus les dérives inhérentes à ces estimations) entraînera des réductions considérables dans les dépenses des forces conventionnelles, que la montée en puissance des armées et la multiplication des tensions dans le monde rendent toujours aussi indispensables ; or nous avons d’importants déficits capacitaires en hélicoptères, en drones, en transport aérien, en avions ravitailleurs, en navires de premier rang, en capacités de commandement et d’intervention à longue distance. Les avancées en R&D et les importants investissements industriels sont très souvent invoqués pour justifier notre participation, mais les intérêts technologiques et commerciaux commandent-ils un choix politique de cette importance ? Notre dissuasion exige la construction de satellites de détection et d’alerte avancée, d’un radar à très longue portée, car la connaissance absolument certaine de l’agresseur est la condition de sa mise en œuvre, le développement du Rafale, la capacité anti-missiles de nos navires, la cyberguerre, autant de perspectives à investir qui réfutent l’argument du décrochage technologique. Justifier un investissement militaire de cette ampleur par la menace iranienne depuis 2002, et nord-coréenne maintenant, relève d’une opération psychologique absurde et irresponsable qui n’a pas plus de valeur que les rodomontades d’Ahmadinejad. Ces Etats seraient immédiatement détruits par la riposte nucléaire, et aucun Etat ne risquera une agression sachant qu’il se suicide. L’Iran va probablement se doter de l’arme nucléaire pour sanctuariser son territoire, prolifération regrettable qui aurait pu être contenue si les conflits politiques régionaux avaient été réglés par des engagements responsables de la part des grandes puissances. Les organisations terroristes ne disposeront jamais de missiles balistiques.

3 La faute politique Quand de Gaulle décida de doter notre pays de l’arme nucléaire, son objectif était moins de contenir la menace soviétique -c’était le rôle de l’OTAN- que de garantir le statut international de la France et donc sa souveraineté. Or le dispositif que l’OTAN met en place (capacité partielle en 2016 et complète en 2018) porte atteinte à cette valeur essentielle. Il comprendra en effet : les missiles intercepteurs de théâtre que les Etats européens mettront à disposition (seule la France et l’Italie possèdent des matériels nationaux, les autres sont américains), les intercepteurs exo-atmosphériques de Défense de Territoire exclusivement américains, le tout relié à un Centre de Commandement et de Contrôle (C2) de l’OTAN entre les seules mains américaines, lui-même relié au C2 de la DAMBTerritoriale des USA. Le temps disponible entre la détection d’un missile assaillant et le déclanchement du tir de barrage se situant entre 8 et 30 mn, la concertation entre les 28 Etats otaniens est évidemment inexistante, et le général américain chef du secteur Centre-Europe (SACEUR) de l’OTAN est seul maître de l’évaluation de la menace et de l’ordre de tir. Les Etats européens remettent entre les mains des Etats-Unis le pouvoir de veiller à leur sécurité et de décider du moment et des modalités de mise en œuvre de leur défense face à une agression. Certes ils vont participer à l’élaboration des règles d’engagement, peut-être à la rédaction de quelques-unes des millions de lignes de code des logiciels, à la définition des procédures d’engagement qui seront activées automatiquement au moment de l’alerte. Les garanties demandées sur ce point par F.Hollande seront satisfaites, mais ne font que valider la dépendance. « Pour nous Français, déléguer complètement la protection de notre territoire et de nos populations à un autre pays, même allié et ami, serait entrer dans un nouvel univers mental » . Et dans une relation très concrète de vassalité !

Les conséquences diplomatiques seront de première importance : « La DAMB joue un rôle structurant dans les relations internationales, d’une force comparable voire supérieure à celui que joua la dissuasion nucléaire pendant la guerre froide. Elle introduit une relation entre les Etats-Unis, protecteurs, et les autres nations alliées, protégées, qui placent celles-ci dans une position difficile pour aller à l’encontre des décisions américaines les plus importantes. Elle permet ainsi aux Etats-Unis de se placer sans conteste à la tête d’une alliance mondiale (« le monde libre »)… » Ajoutée à la réintégration dans l’OTAN, l’intégration de la France dans le Bouclier va lui faire perdre l’image d’une relative indépendance qu’elle avait su préserver, et accentuer sa position de nation intégrée dans le « Bloc occidental », pérennisation de l’appartenance à un ensemble structuré politiquement, militairement, idéologiquement autour des Etats-Unis au lendemain de la Seconde Guerre, et dont la pertinence dans le monde d’aujourd’hui est mise à mal. Les Etats européens auraient pu, s’ils se sentaient vraiment menacés, décider la création d’une Défense Anti-Missiles de Théâtre européenne, mais la plupart préfère pérenniser la tutelle américaine qui leur procure depuis longtemps une protection complète à moindre coût financier, au prix d’une évidente dépendance politique et diplomatique. Leurs endettements accentuent encore leur manque de volonté d’assumer eux-mêmes leur défense. Non seulement l’Europe de la Défense demeurera embryonnaire tant que l’OTAN lui fera obstacle, mais l’Europe de l’OTAN est désormais la première ligne de défense des Etats-Unis. Dans un article de la Revue de Défense nationale, J.P.Chevènement affirmait en mars 2012 : « La France ne pourrait pas conserver une voix audible à travers une défense européenne confinée à des tâches de sous-traitance… Il serait déraisonnable de s’en remettreà la Défense Anti-Missiles dont l’efficacité ne saurait être entièrement garantie et dont la mise en place en Europe sous égide américaine risque d’entraîner une vassalisation stratégique et technologique définitive ». Quand la raison reviendra-t-elle au pouvoir ?

4 Adaptons-nous … La domination militaire et la mondialisation financière sont les deux faces de la globalisation promue par les néo-conservateurs. Si la seconde s’enfonce dans ses contradictions et suscite des oppositions croissantes, en revanche la fuite en avant des USA dans la première avec la Défense Anti-Missiles de Territoires avance imperturbablement dans un profond silence. Les socio-démocrates européens ont sauté à pieds joints dans le libéralisme économique et prétendent toujours nous sortir de ce piège par des mesures à la marge ; ils se sont embarqués avec la même légèreté dans une aventure politico-militaire funeste. Hors mis l’engagement de maintenir les deux composantes de notre dissuasion, F.Hollande ne s’est pas prononcé sur le bouclier OTAN durant la campagne, seul J.L.Mélenchon a exprimé son opposition. A Chicago, il a su imposer sa volonté de retirer nos troupes fin 2012, mais il a avalisé sans broncher une stratégie militaire et diplomatique dont les implications sont autrement plus graves. Subordination des Etats européens, atteinte à notre souveraineté, choix stratégique sans débat et par défaut, course accrue aux armements, autant de démissions accomplies par la droite qui appelaient une voix forte et responsable de la part de la France. F.Hollande a choisi d’assumer la continuité en affirmant plusieurs conditions dans son point de presse du 21 mai : « la Défense Anti-missiles ne se substitue pas à la dissuasion mais la complète, contrôle politique des Etats sur la décision de son utilisation, maîtrise des coûts, plus grande implication des industriels européens, un dialogue nécessaire avec la Russie. » Ce sont exactement les recommandations du rapport de Rohan devant le Sénat en novembre 2010, discours dont il faut relever les incohérences.

Il serait en effet insensé de remplacer une défense performante, suffisante et souveraine par une autre aléatoire, incomplète et aux mains d’un pays tiers ! Complémentarité ? Cela suppose une incomplétude de la dissuasion, ce qui est faux. Le bouclier ne lui apporte rien de plus, mais au contraire manifeste de notre part la crainte d’une agression, donc admet un manque de crédibilité de notre menace en amont ; de plus il signifie que nous préférons esquiver la frappe plutôt que de devoir déclencher la riposte. L’efficacité de la dissuasion se jouant dans l’esprit de l’adversaire potentiel, ces implications psychologiques affaiblissent effectivement la logique dissuasive de nos armes. Quel contrôle politique ? La seule participation à la définition du concept et des règles d’engagement, évidemment pas à la décision de tir ; n’oublions pas qu’il s’agit avant tout de la protection des Etats-Unis. Les coûts estimés ont toujours dérivé quel que soit le programme. Les acteurs industriels ont de l’avenir dans les secteurs qui ne concernent pas le bouclier, et leurs choix d’investissements ne sont pas obligatoirement limités aux décisions politiques. La Russie s’oppose fermement à ce bouclier qui affaiblirait sa dissuasion ; les velléités de coopération sont au point mort. Les USA déclarent que le déploiement du Bouclier se poursuivra indépendamment de l’état des relations avec la Russie, laquelle prévient que ses missiles basés à Kaliningrad seraient dirigés vers les sites de l’OTAN en Europe en cas de crise. Au plan diplomatique, elle entreprend des coopérations de plus en plus poussées avec la Chine et l’Inde pour contrebalancer les avancées de l’OTAN. La France aurait un espace d’influence de premier ordre à jouer dans ce contexte, à condition d’en avoir l’ambition. Quant à donner davantage d’ampleur à l’Europe de la Défense, la réalité invite à apprécier comme il se doit cette généreuse intention. Nous n’aurons pas de débat politique sur la Défense Anti-Missiles de Territoire, alors que la démocratie l’aurait exigé. Nous ne savons pas encore jusqu’où F.Hollande pourra renégocier le Traité sur la Solidarité, la Coopération et la Gouvernance européennes ; en revanche, concernant le Bouclier américano-européen accepté par N.Sarkozy, nous savons qu’il n’en changera rien. C.L.


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